Djaïli Amadou Amal

Djaïli Amadou Amal

Les impatientes

Livre 00'07'29"

Philippe Chauveaux :

Les impatientes, qui sont elles, ces impatientes? Il y a trois femmes que nous allons découvrir, trois femmes qui ont des liens plus ou moins forts. Vous allez nous les présenter. Il y a Ramla, Hindou et Safira. Nous sommes au nord du Cameroun, dans cette région que vous connaissez bien, votre région de naissance d'origine. Nous allons découvrir la vie de ces femmes dans des concessions. Une première chose pour nous qui sommes Français, c'est quoi une concession au Cameroun?

Djaïli Amadou Amal :

Une concession, c'est tout simplement une maison, un foyer, un espace où vit une famille. La famille chez nous est plus élargie qu'en Occident. La famille, ce n'est pas que le père, la mère et les enfants. La famille c'est le père, la mère, les co-épouses, les frères, les demi-frères et sœurs, mais également plus large. Tous ceux qui vivent à côté. Ce sont des frères eux mêmes qui ont construit leur propre famille et qui vivent toujours côte à côte dans cet espace. Donc, il y a les oncles, les tantes, les épouses des oncles, les cousins et cousines, etc. La concession, c'est tout simplement l'espace, la maison dans laquelle on vit. Et les femmes ne vivent pas avec les hommes. Même les pères ont un espace bien à eux et généralement, ils peuvent encore accepter un tout petit peu les garçons. Les filles vivent tout simplement avec leur mère. Et puis, tout ce beau monde évolue sans se parler, sans se côtoyer vraiment.

Philippe Chauveaux :

C'est ce que vous décrivez dans le livre, c'est que tout est très cloisonné dans ces concessions. Justement, vous allez entrouvrir un peu la porte de ces concessions. Nous allons faire la connaissance de ces trois femmes au parcours bien différents. Il y a Ramla qui a des envies d'étudier. Elle a envie de travailler. Elle voudrait être pharmacienne. Elle est amoureuse d'un jeune homme. Oui, mais voilà, son père, son oncle et même l'ensemble de la famille ont décidé pour elle d'un autre mariage. Je précise que ce n'était pas un roman autobiographique, même si vous avez vécu cette histoire. Mais vous racontez surtout l'histoire de centaines de femmes de votre de votre pays. Qui est elle, Ramla?

Djaïli Amadou Amal :

Je le dis en début de roman, ce n'est pas une autobiographie, certes, mais c'est un roman inspiré de faits réels. Je me suis inspirée de ma propre histoire, mais je me suis également inspiré de l'histoire de tout mon entourage et pratiquement toute ma société. Ramla, c'est une jeune fille qui peut, quelque part, me ressembler un tout petit peu, qui a des rêves, qui a un amoureux. Et puis, on décide de donner un mariage à quelqu'un de puissant, un homme qui avait déjà une autre épouse, qui a des enfants de son âge. Et puis, personne ne lui demande son avis. C'est son oncle qui décide de la donner en mariage. Parce que tout simplement, dans cette partie de l'Afrique, un enfant n'est pas que l'enfant de sa famille ou l'enfant de ses parents. Un enfant est l'enfant de toute la communauté et de tous ces oncles et chacun pouvait avoir le droit de donner un mariage et de décider de son sort, tout simplement. Ramla va essayer de se révolter, mais comme d'habitude, le mariage se passe toujours par la persuasion et par le chantage affectif. Voilà Ramla embarquée dans une histoire de mariage précoce et forcé. Toute sa famille lui donne un seul et même conseil, toutes les femmes de son entourage : "munyal", supporte, patiente. Mais quand on a une femme en Afrique, patiente, c'est tout simplement accepte tout, supporte tout, soumets toi surtout sans te plaindre pour le bonheur de toute ta famille, sauf le tien, évidemment.

Philippe Chauveaux :

La patience serait synonyme de résignation dans ce cas là.

Djaïli Amadou Amal :

La patience est censée être l'une des valeurs fondamentales de notre culture peule, mais aussi de finalement toutes les cultures du monde. Mais là, elle devient tout simplement l'outil qui sert à obliger les femmes à se soumettre et à accepter, à s'y résigner.

Philippe Chauveaux :

Hindou c'est une autre souffrance qu'elle va subir dans sa concession, avec ce viol conjugal, avec son mari qui s'emporte et qui ne la respecte pas du tout.

Djaïli Amadou Amal :

Hindou, c'est une jeune fille plus calme, plus résignée, qui n'a pas tendance à vraiment vouloir se battre et se révolter. On décide tout simplement de la marier à Muburak. Elle ne le veut pas, c'est son cousin. Elle sait que c'était un jeune homme drogué, alcoolique, violent, qui n'est pas bien du tout. Mais elle ne peut rien dire. Sa maman non plus. Et puis, évidemment, à elle aussi on lui donnera un seul et même conseil : "munyal", accepte tout, soumets toi, patiente quand tu subis le viol. Patiente quand ton mari te bas, et que finalement, toute la famille est au courant, mais personne ne veut parler. Patiente, quand il te trompe et qu'il amène une autre femme dans la concession et qu'il ne faut absolument rien dire. Patiente parce que finalement, quand tu commences à faire des maladies psychosomatiques, ce n'est pas à cause de lui et ce n'est pas à cause des violences, c'est tout simplement le mauvais sort qui te hante, etc.

Philippe Chauveaux :

Et puis, il y a ce troisième personnage, c'est Safira. C'est encore une autre version de ces souffrances.

Djaïli Amadou Amal :

Safira, c'est un personnage est assez intéressant, peut être même c'est mon préféré, je dirais. Safira, c'est la co-épouse de Ramla. Tout de suite, quand on rentre dans le roman, on a de la sympathie pour Ramla. Maintenant, on a le regard de la co-épouse, celle qui voit arriver une autre. Une fille qui a l'âge de ses filles, qui va prendre sa place, qui devient la favorite de l'époux. Mais également, ça va plus loin que ça. Ce n'est pas que sa place d'épouse, mais finalement toute sa place dans la société que Ramla prend. Mais Safira refuse de se résigner, de patienter. Elle devient une femme impatiente, se bat jusqu'au bout pour avoir sa place.

Philippe Chauveaux :

Vous vous faites dire à l'une de vos héroïnes : "Il est difficile le chemin de vie des femmes, ma fille. Ils sont bref, les moments d'insouciance. Nous n'avons pas de jeunesse. Nous ne connaissons que très peu de joie. Nous trouvons le bonheur que là où nous le cultivons. A toi de trouver une solution pour rendre ta vie supportable. Mieux encore, pour rendre ta vie acceptable. C'est ce que j'ai fait, moi, durant toutes ces années. J'ai piétiné mes rêves pour mieux embrasser mes devoirs." Les impatientes, c'est ce que vous conseillez aux femmes de ne plus écouter ce terme, soit patientes, soit patientes. Il faut devenir patient lorsqu'on est une femme là bas, au Cameroun.

Djaïli Amadou Amal :

Bien ce que je peux dire aux femmes, pour répondre à cette question, c'est tout simplement utiliser un proverbe peul : s'enfuir pour sauver sa peau c'est une forme de courage.

Philippe Chauveaux :

Un très grand merci Djaïli Amadou Amal pour ce beau roman. Et puis bravo pour ce prix Goncourt des lycéens 2020. Ce livre est une grande réussite, un vrai coup de cœur. Le livre est publié aux éditions Emmanuelle Collas. Merci beaucoup.

Djaïli Amadou Amal :

Merci.

  • PRÉSENTATION
  • PORTRAIT
  • LIVRE
  • Djaïli Amadou Amal est née en 1975 au Cameroun, et plus précisément dans cette partie de Sahel au nord-est du Cameroun où la tradition peul est encore bien établie. Musulmane, dans une famille où les filles ne sont pas censées avoir accès à la culture, la petite Djaïli découvre la lecture en cachette et, fascinée par le pouvoir des mots, elle décide qu’elle deviendra écrivain. Mais bien vite, sa scolarité est interrompue et on la marie de force à l’âge de 17 ans. Dix ans plus tard, nouveau mariage, cette fois-ci avec...Les impatientes de Djaïli Amadou Amal - Présentation - Suite
    Philippe Chauveaux : Bonjour Djaïli Amadou Amal.   Djaïli Amadou Amal : Bonjour.   Philippe Chauveaux : Merci d'avoir accepté notre invitation. Vous êtes dans l'actualité avec ce très beau roman aux éditions Emmanuelle Collas, Les Impatientes. On parle beaucoup de vous puisque vous avez obtenu à la fin de l'année 2020 le prix Goncourt des lycéens. On va reparler de ce livre, bien sûr, mais j'aimerais que nous fassions un petit peu plus connaissance. Vous êtes née au Cameroun d'un père camerounais, d'une mère...Les impatientes de Djaïli Amadou Amal - Portrait - Suite
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